Contexte et objectifs
Le jeûne fait l’objet d’une forte médiatisation, depuis plusieurs années, notamment via la publication d’ouvrages grand public et de reportages promouvant ce type de régime et suscitant de nouvelles attentes dans le domaine de la santé.
Le réseau NACRe est régulièrement sollicité pour donner un avis sur l’intérêt du jeûne ou des régimes restrictifs en prévention primaire ou au cours du traitement du cancer. C’est pourquoi, dans le cadre du partenariat avec l’Institut National du Cancer (l’INCa), le réseau NACRe a constitué un groupe de travail en avril 2016. Celui-ci a eu pour objectifs de faire le point des connaissances scientifiques sur les liens entre le jeûne ou les régimes restrictifs* et le cancer, en prévention primaire ou au cours d’un traitement, d’analyser la place du jeûne en France, et de proposer des recommandations pour la santé publique et la recherche.
*Les régimes restrictifs pris en compte sont la restriction calorique, la restriction protéique, la restriction glucidique et le régime cétogène (régime de restriction glucidique, avec maintien de l’apport calorique, donc hyperlipidique).
Méthodologie
Le groupe de travail a été constitué d’experts du réseau NACRe, spécialistes de la thématique nutrition et cancer, développant des approches de recherche clinique, expérimentale, épidémiologique ou en sciences humaines et sociales. Cette approche pluridisciplinaire a permis d’aborder toutes les composantes du jeûne et de produire un travail de grande ampleur.
Ce travail original, a consisté à réaliser à la fois une revue systématique de la littérature scientifique biomédicale, représentant 540 articles/revues, et une analyse socio-anthropologique à partir d’un corpus de 61 ouvrages grand public.
Le groupe d’experts a discuté et validé collégialement les objectifs et les modalités de travail.
Le rapport a été relu et validé par l’ensemble du groupe, il a également été relu par 9 autres experts du réseau NACRe et 12 experts externes internationaux. Il a obtenu le label de la SFNEP (Société francophone de nutrition clinique et métabolisme).
Que dit le rapport ?
Jeûne, régimes restrictifs et cancers
Etudes disponibles
La majorité des données scientifiques proviennent d’études chez l’animal. Elles présentent des limites importantes qui ne permettent pas de faire des extrapolations à l’Homme.
Les données chez l’Homme issues d’études épidémiologiques ou d’essais cliniques sont peu nombreuses. Les essais cliniques sont de faible qualité : le plus souvent, ils incluent moins de 20 patients, ils ne sont pas contrôlés ni randomisés.
Effets sur la cancérogenèse - Prévention primaire des cancers
Les résultats des études chez l’animal, concernant les effets du jeûne intermittent ou non répété, de la restriction calorique, de la restriction protéique, de la restriction glucidique/régime cétogène sur l’incidence des tumeurs, la croissance tumorale ou la survie, sont hétérogènes : pour un même régime, des études suggèrent des résultats favorables, d’autres rapportent une absence d’effet et certaines signalent des effets délétères. La seule étude épidémiologique disponible, qui concerne des apports restreints en protéines, suggère un effet favorable transitoire sur le risque de décès. Les deux seules études cliniques disponibles, qui portent sur la restriction calorique, ne fournissent pas de données sur l’incidence des tumeurs.
Les données disponibles actuellement sont donc insuffisantes.
Interaction avec les traitements du cancer - Effets pendant la maladie
Pour le jeûne intermittent ou non répété les résultats des études chez l’animal ne sont pas homogènes, certaines suggèrent une amélioration de l’efficacité des traitements de chimiothérapie, d’autres une absence d’effet, voire une réduction de l’efficacité de la chimiothérapie. Les deux études cliniques disponibles n’apportent pas d’information sur l’évolution tumorale.
Pour la restriction calorique, la restriction protéique et la restriction glucidique/régime cétogène, les études chez l’animal sont peu nombreuses et les résultats sont hétérogènes. Deux études cliniques concernant la restriction calorique n’apportent pas d’information sur l’évolution tumorale. Aucune étude clinique n’est disponible pour la restriction protéique. Dans le cas du régime cétogène, les études cliniques disponibles fournissent des résultats hétérogènes sur l’évolution tumorale.
Plusieurs études cliniques rapportent une perte de poids ou de masse musculaire.
Les données disponibles actuellement sont donc insuffisantes.
Jeûne, régimes restrictifs et pathologies autres que le cancer
D’après les revues récentes de la littérature scientifique, des effets bénéfiques de la restriction calorique, du régime cétogène ou du jeûne sur le vieillissement, les maladies cardiovasculaires et la prise en charge de l’épilepsie et des maladies rénales chroniques sont envisagés. Néanmoins, hormis pour le lien avec l’épilepsie, pour lequel le niveau de preuve semble plus important, il s’agit souvent d’extrapolation d’études chez l’animal. Les données chez l’Homme, issues d’études d’effectifs et de qualités variables, sont trop limitées pour conclure, et rares sont les études avec un suivi suffisant pour connaître l’observance et les effets à long terme. Selon les régimes et les pathologies, des effets négatifs ou délétères ont été signalés nécessitant de rester prudent quant à d’éventuelles recommandations sur ces pratiques de jeûne ou de régime restrictif.
Comprendre la place du jeûne en France : analyse socio-anthropologique
Cette analyse a mis en évidence que la notion de jeûne s’inspire de pratiques très anciennes, elle émerge depuis le 19e siècle (voie thérapeutique et de restauration/maintien de la santé) et se développe en France pendant le 20e siècle (dans une pensée médicale minoritaire à faible légitimité contrairement à l’Allemagne ou la Russie).
La pratique du jeûne fait actuellement l’objet d’un engouement dans le grand public, chez les bien-portants et chez les malades, notamment atteints de cancer. De nombreux ouvrages récents se font l’écho de cette pratique, avec au moins une double légitimation : celle de la science (référence à certains résultats scientifiques, à partir des années 2000) et celle médiatique (documentaires, émissions, articles de magazines grand public et spécialisés sur la santé, à partir des années 2010). La diversité des types de jeûne proposés dans ces ouvrages et de leurs modalités semble favoriser une nouvelle culture matérielle et symbolique de gestion et de contrôle du corps.
Des ouvrages suscitent un espoir d’effets positifs du jeûne sur la santé et sur certaines maladies, comme le cancer. Cependant, les ouvrages grand public récents n’évoquent qu’une toute petite partie des études scientifiques dans le domaine, pratiquant ainsi des sélections et parfois des extrapolations (notamment de l’animal à l’Homme, ou à partir d’un petit échantillon pour des interprétations plus générales), que d’autres médias reprennent à leur tour en faisant abstraction des conflits d’intérêt en jeu.
Que retenir ?
Ce rapport scientifique fournit, pour la première fois, un état des lieux sur « Jeûne, régimes restrictifs et cancer ». A partir de la revue systématique et l’analyse de l’ensemble des données scientifiques actuelles, voici les conclusions auxquelles aboutit le groupe de travail :
Conclusions
- Actuellement, il n’y a pas de preuve chez l’Homme d’un effet protecteur du jeûne et des régimes restrictifs en prévention primaire ou pendant la maladie.
- Au cours des traitements des cancers, la pratique du jeûne ou de régimes restrictifs présente un risque d’aggravation de la dénutrition* et de la sarcopénie**, deux facteurs pronostiques péjoratifs reconnus.
- Les professionnels de santé doivent être à l’écoute des attentes de leurs patients et permettre un dialogue tenant compte de l’état actuel des connaissances et des risques éventuels.
*Dénutrition : correspond à un déséquilibre prolongé entre les apports et les dépenses énergétiques, se traduisant par une perte de poids de 5 % en un mois, ou supérieure à 10 % en six mois.
**Sarcopénie : correspond à une perte de masse musculaire associée à un déficit de performance et/ou de force musculaire.
Le groupe de travail met à la disposition des acteurs de la santé publique des recommandations dans le cadre de la prévention primaire des cancers et du parcours de soin des patients atteints de cancer.
Il propose aux acteurs de la recherche des pistes pour la recherche en sciences humaines et sociales et dans les domaines clinique, épidémiologique et expérimental.
En complément, l’INCa a réalisé une "Fiche repères" synthétisant les données du rapport. D’autres documents et supports seront disponibles prochainement.